Flashback : Lutetia par Pierre Assouline – une entreprise face à la guerre

Avec ce roman largement documenté, Pierre Assouline nous a livré un point de vue non objectif et pourtant très global et nouveau de la vie d’une entreprise. A l’intérieur des murs de l’hôtel, c’est finalement une représentation de la scène parisienne et internationale qui se joue, politiquement, émotionnellement et socialement.

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Comme abordé dans le précédent post Passé encombrant : communication de crise et Seconde Guerre mondiale, les marques sont souvent mal à l’aise avec les zones d’ombre de leur histoire, surtout quand celles-ci sont liées à la grande Histoire. A ce titre, l’épisode de la Seconde Guerre mondiale est suffisamment proche et lointain pour nous offrir des exemples édifiants. Face à cette période, les marques et leurs possesseurs sont souvent sceptiques. D’autant que les informations tombent vite dans le domaine public et les rumeurs vont bon train. Mais finalement, qu’est-ce qu’une entreprise face à la guerre ? « Lutetia » de Pierre Assouline nous donne un point de vue complexe et très humain d’une situation de crise qu’on a trop vite fait de juger de façon manichéenne dans notre « confort » politique d’aujourd’hui. Retour sur l’histoire de ce palace unique en son genre et sur ce roman pas si romanesque que ça.

L’hôtel Lutetia aujourd’hui, c’est avant tout un palace parisien. Comme bon nombre de ses concurrents, il présente une forte implication dans le monde artistique. Il a d’ailleurs reçu de nombreux visiteurs célèbres, qui viennent légitimer ce positionnement : Matisse, André Gide, Antoine de Saint Exupéry, Picasso, Joséphine Baker. Aujourd’hui, l’hôtel est décoré d’œuvres d’artistes comme Arman ou César. Il est vrai que sa localisation est particulière : c’est le seul palace de la rive gauche, à Saint Germain.

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L’héritage artistique est presque géographique. Construit en 1910, il est aussi le 1er hôtel Art Déco de Paris. Mais finalement, quoi d’absolument extraordinaire dans tout cela ?
Avec une toute petite page sur l’histoire de l’établissement, le site Internet de l’hôtel Lutetia répond aux critères standardisés du site Concorde Hôtels & Resorts, mais dans ce cadre, il est difficile d’y déceler une « âme ».

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Et pourtant, il serait dommage de s’arrêter à ces considérations bien superficielles. Car sa personnalité est d’une richesse infinie. Comme pour toutes les marques de luxe, il induit souvent dans les réactions convoitise, jalousie et spéculation, mais aussi respect, responsabilité, exemplarité. Et de ce fait, il fut souvent au cœur de bien des tourmentes. C’est ce qu’ont révélé les célébrations de son centenaire dès décembre 2009.
Celles-ci s’annonçaient légères. En bonne marque de luxe, l’établissement avait organisé des événements teintés d’art : soirées avec artistes de jazz, photographes, écrivains et expositions (les suites Rotondes étant rénovées et pouvant donc nouvellement accueillir les expositions d’artistes de renom).
Une offre spéciale pour les résidents fut lancée, comprenant le Lutetia Secrets : une visite inédite des lieux confidentiels du palace. Le bar proposait une cuvée « 1910-Lutetia-2010 » élaborée avec Taittinger. L’anniversaire était également célébré grâce au livre « Hôtel Lutetia Paris – L’esprit de la Rive Gauche » aux éditions de Lattes, paru en 2009.

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Le marketing fut poussé à son extrême légèreté avec le lancement de sa propre atmosphère olfactive : une bougie et une brume pour compléter la signature « à emporter » du palace.
Les célébrations furent clôturées le 21 décembre 2010 par un grand dîner au profit de Care France. Ce grand dîner regroupait des invités de renom. L’information fut d’ailleurs quelque peu épinglée puisque le journal de France 2 étala le faste de cette soirée juste après l’annonce de l’ouverture des Restos du Cœur.

Ce centenaire n’est pas non plus passé inaperçu du fait de l’actualité de l’hôtel. En 2010, les rumeurs, hypothèses et tractations concernant la vente du palace se sont emballées. Finalement, la vente de Lutetia à un groupe israélien, Alrov, a porté tout ce bruit à son apogée. Les médias ont fortement appuyé le symbole qu’ils y voyaient : ce grand palace ayant pendant la guerre « accueilli » les allemands, aujourd’hui entre les mains d’Israël. La boucle était bouclée. Mais ils ne mentionnaient que rarement que Lutetia était loin d’être le seul hôtel à avoir servi de résidence et de QG aux allemands, oubliant également l’accueil réservé par le palace aux déportés à la Libération.

Hésitant entre tous les palaces parisiens, Pierre Assouline ne s’y est pas trompé lorsqu’il a finalement choisi le lieu de son roman : ce fut « Lutetia », publié chez Gallimard en 2005. Assouline avait été séduit par sa connotation française forte (c’est le seul palace parisien à être fortement fréquenté par des français, ce qui est unique à Paris) et sa localisation particulière. Et surtout, de tous les hôtels ayant été réquisitionnés par les allemands, c’était le seul « à avoir trouvé une rédemption à la Libération, en devenant un centre d’accueil et d’hébergement pour les déportés », dit-il lors d’un entretien pour l’éditeur. Cette rédemption n’est d’ailleurs pas un simple enrobage d’une réalité un peu trop difficile à assumer. Elle a réellement contribué à la construction de la personnalité actuelle de l’hôtel. Assouline évoque à ce propos une tradition révélatrice (et pourtant méconnue) créée par le palace : chaque premier jeudi du mois, la direction de Lutetia offre un dîner à une association d’anciens déportés. De religion, d’orientation politique et de statut social différents, ils affichent tous pour point commun d’avoir été déportés et d’être rentrés par le Lutetia.

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Accueil des déportés à l’hôtel Lutetia. 1945. Source FNDIRP.

Après des recherches très approfondies dans les archives de l’hôtel, Pierre Assouline a donc écrit un livre fascinant entre roman et livre d’histoire. L’épisode de l’accueil des déportés arrive en point d’orgue dans cette saga du palace, saga qui va de l’entre-deux guerres jusqu’à la Libération. L’autre grand pic dramatique étant, résonnance et parallélisme oblige, la réquisition de l’établissement par l’Abwehr pendant l’Occupation. Et c’est la description des jours heureux, dans l’expansion, le faste et l’inconscience de l’entre-deux guerre, qui permet une mise en abîme aussi radicale de la question de la survie du palace. Pendant l’Occupation, Paris est vaincu, humilié, apeuré. Assouline nous montre bien habilement qu’entre résistance et collaboration, il y a aussi la question de la simple survie quotidienne d’une ville en état de siège. Et tous les questionnements, les choix, les dilemmes, les bravoures et les lâchetés que la situation entraînait sont transposés dans cette microsociété qu’est une entreprise.

Le coup de génie de l’auteur ? D’avoir fait le choix d’un unique point de vue sur l’hôtel. Alors que les trois quarts des faits et personnages de l’histoire sont authentiques, Assouline nous livre son récit à travers le regard d’un personnage fictif, qui signe la trame romanesque. La construction de ce héros est parfaite : ancien poilu blessé de guerre, ancien flic, alsacien, bilingue français – allemand et protestant, Edouard Kiefer est le détective de Lutetia. Ambigu, il est balloté, comme l’hôtel, entre les petites histoires de ses clients ou collègues et la grande histoire. Détective, il voit tout, sait tout, note tout, mais doit rester invisible. Edouard Kiefer est ainsi le témoin privilégié et idéal d’une entreprise qui reflète son temps. Et comme lui, les murs de l’hôtel assistent et subissent les remous de l’Histoire et les difficultés, les émotions, les histoires de chacun. Clients, employés, soldats, trafiquants du marché noir, puis déportés et familles malades d’espoir d’un hypothétique retour : chaque personne, chaque émotion, chaque décision imprime sa trace dans les murs de l’hôtel. La complexité de chaque personnage ramène soudain la grande Histoire à l’échelle d’une vie, d’une personnalité. La désillusion de ce petit garçon qui avait grandi dans l’insouciance et se retrouve à errer dans l’hôtel tel un fantôme, les joutes verbales devenues politiques des clients alcoolisés au restaurant, les interrogations des employés quant à leur avenir, leurs spéculations pour cacher certaines bouteilles dans la cave de l’hôtel en sont autant de témoignage. Pierre Assouline amène ainsi un nouvel éclairage : au-delà des politiques managériales, du contexte économique, politique ou social d’une entreprise, ce qui fait l’histoire, la richesse et la valeur d’une entreprise, ce sont les hommes.

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